
KEREN ANN + DORIAND
KEREN ANN - 101 TOUR
Certains choisissent banalement le 7 ou le 13 pour chiffre fétiche.
Keren Ann, fille en tous points distinguée, s’est entichée du 101. Ce nombre palindrome l’accompagne depuis toujours, troublant parfois l’ordonnance rationnelle des choses pour se rappeler à son souvenir.
Du Psaume 101 de la Bible qui porte ses initiales à la Route 101 qui lèche la côte pacifique des Etats-Unis, longue veine de bien des fantasmes musicaux assouvis en tournées californiennes, jusqu’à ce building de Taipei (Taipei 101) où elle fut conviée un jour à visiter le 101ème et dernier étage. Redescendant du toit du monde par l’escalier de service, un compte à rebours lui vint en tête, enchevêtrement vertigineux de souvenirs personnels, de numérations et d’égrenages universels que l’on retrouve en ponctuation finale de son sixième album, 101.
Une décennie après la parution de son premier album, Keren Ann est devenue l’une des artistes parties de France dont le rayonnement international est le plus aveuglant.
Emargeant chez Blue Note au Etats-Unis, elle possède un home-studio dans chacun de ses ports d’attache, de Montmartre à New York et de Tel-Aviv à Reykjavik, points cardinaux d’une cartographie intime où sa vie et ses chansons se confondent en harmonie. En 2004, à l’époque de Nolita, en pleine effervescente New Yorkaise, courant entre dix projets à la fois, elle bravait les décalages horaires et les coups de fatigue en déclarant « je dormirai dans la tombe ».
Depuis, elle a sorti dans l’intervalle un autre album – l’éponyme Keren Ann, son premier entièrement en anglais – mais n’a pas vraiment ralenti sa folle cadence. Entre Lady & Bird – le projet qu’elle mène en parallèle avec l’islandais volant Bardi Johannsson – et l’écriture et la réalisation d’albums pour Emmanuelle Seigner et Sylvie Vartan, d’une B.O. de Film (Thelma, Louise et Chantal, 2010) à un futur opéra avec Bardi (Red Waters) prévu pour 2011, le grand sommeil n’a pas encore rattrapé cette hyperactive.
Pourtant, c’est bien un autre sommeil, éternel celui-ci, dans lequel est entré son père avant l’été dernier, qui l’aura amenée à se poser un peu plus longtemps que d’ordinaire au même endroit, en Israël. Au cours des longues heures de veille, des souvenirs partagés et des confessions du dernier souffle, elle aura ainsi rassemblé les fragments d’un disque, sans doute son plus intense et personnel à ce jour. 101 n’est pas un disque de deuil, bien au contraire. Illuminé de l’intérieur, empreint de sagesse et parfois de frivolité (Sugar mama, Blood in my hands, dignes des plus grandes bâtisses pop du Brill Building), c’est clairement l’album où Keren Ann aura laissé dériver son inspiration le plus loin du littoral folk mélancolique – même si elle y revient souvent.
Si elle demeure une songwritrice supérieurement douée – certains passeraient une vie à la recherche d’un seul All the beautiful girls -, c’est aujourd’hui dans la mise en scène musicale de ses chansons qu’elle accomplit son art avec le plus de virtuosité. Capable désormais de soutenir n’importe quelle conversation technique sur le matériel du studio, elle n’a eu besoin de personne pour peaufiner les textures d’un album à la richesse prodigieuse, n’en confiant que la dernière étape du mixage à Julien Delfaud, histoire qu’un autre regard que le sien vienne y braquer ses focales. Pour le reste, c’est d’emblée l’extrême maîtrise de la maîtresse des lieux qui subjugue.
Son nom est trouble mais ses idées sont claires, limpides, comme le sont ces arrangements tout en transparences, superpositions de voilages, de cordes, de chœurs, de cuivres bleutés et d’arpèges aux nylons délicats. Comme tous les albums de Keren Ann, 101 est une invitation au voyage méditatif mais aussi au plaisir de défier des lois de la gravité. Au sens physique du terme, tant certaines chansons paraissent s’élever en apesanteur, au sens également où une certaine forme d’humour très noir vient ponctuellement en briser la belle solennité. Un grand millésime en même temps qu’un sacré calibre.
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